En 1937, Ronald Coase (prix Nobel d’Economie – 1991) se demande dans un article devenu célèbre (« The Nature of the Firm ») pourquoi le bon sens veut qu’un entrepreneur sur le point de créer son entreprise (« unité institutionnelle dont le but est de produire et/ou fournir des biens et/ou services ») recherchera à embaucher des salariés plutôt qu’à proposer des contrats ponctuels pour des tâches bien précises. Son raisonnement est le suivant : si le marché (« lieu où la demande et l’offre se rencontrent pour déterminer un prix »), fonctionnant de manière optimale, est plus efficace que l’entreprise, alors il ne devrait exister qu’une seule entreprise puisque toutes les autres auraient intérêt à se procurer les biens et les services dont elles ont besoin par des transactions marchandes plutôt que de les réaliser elles-mêmes ; à l’inverse, si l’entreprise est toujours plus efficace que le marché, la solution la plus rationnelle serait de faire réaliser tous les biens et services par une seule et même entreprise.

Dans tous les cas, on en revient à l’entreprise. Cette prédominance de l’entreprise sur le marché est renforcée par la théorie des coûts de transaction. Une transaction réalisée sur un marché suppose, en plus du prix du produit, des coûts liés à la recherche d’informations sur les produits et les acteurs, à la négociation, à la rédaction des contrats, au contrôle des engagements tenus, etc. Cette théorie est valable sur n’importe quel marché de biens et services. Par exemple, le marché du travail : certaines entreprises, pour se développer, font appel à des cabinets de conseil en recrutement afin d’embaucher des salariés faisant preuve de qualifications spécialisées, précises et pointues. Au final, les coûts pour l’entreprise dans cet exemple sont : le salaire du salarié recruté, le coût de la recherche, la rémunération du cabinet, le temps consacré à rencontrer des candidats, etc.
Mais, si les entreprises font appel à ces cabinets pour dénicher des profils rares et prépondérants, imaginez maintenant que l’entrepreneur doive répéter tous les jours ce processus pour toutes les missions, qualifiées et non qualifiées, pour lesquelles il a besoin d’un salarié. Il va de soi qu’il irait à la ruine. C’est pourquoi, le principal avantage que procure l’entreprise est l’économie des coûts de transaction : le salarié est embauché une et une seule fois et dispose d’un contrat de travail qui pérennise sa relation à l’entreprise.

Pour Oliver Williamson (prix Nobel d’Economie – 2009), l’entreprise est donc un substitut au marché car elle permet d’éviter à l’entrepreneur de mener une nouvelle négociation, chaque fois qu’il a besoin qu’une tâche soit réalisée, en instaurant un « contrat professionnalisé » qui lie durablement les deux parties à l’intérieur de l’entreprise.
Est-ce pour autant la fin du marché ? A vrai dire… pas vraiment. Si l’on y réfléchie bien, on constate qu’il y a aussi des coûts dans l’entreprise. Ces coûts sont dits « d’agence ». En effet, même avec un contrat de travail pérenne, il y a transaction entre l’entrepreneur et le salarié. Et comme on l’a souligné plus haut, qui dit transaction, dit coûts de transaction. De plus, il faut veiller à la bonne exécution du contrat même au sein de l’entreprise en luttant contre l’aléa moral et la pratique du « passager clandestin » (cf : «Le passager clandestin»). C’est pourquoi, la théorie de l’agence soutient que l’entreprise n’est au fond qu’un « nœud de contrats » entre entrepreneur et salariés, mais aussi fournisseurs, clients, pouvoirs publics, etc.

Finalement, le « bon sens » de Ronald Coase à affirmer la prédominance de l’entreprise sur le marché n’est pas si évident. Il suffit de considérer que toute transaction est un échange de droits de propriété (« possibilité d’utiliser un bien, d’en tirer des fruits et de le détruire librement ») et que l’entreprise est un ensemble de droits de propriété qui, s’ils sont mis en commun, procurent de nombreux avantages comme par exemple la possibilité d’effectuer des économies d’échelle voire de tirer bénéfice mutuellement de certaines externalités (cf : « Les externalités : quand le marché ne sait plus se débrouiller »).

Au fond, il semblerait que l’entreprise ne puisse être vue ni comme un substitut absolu, ni comme une opposition résolue, au marché, mais bien comme une prolongation logique des pratiques du marché puisqu’elle est elle-même un lieu d’échange.
Aussi, bien loin d’être contradictoires, l’entreprise et le marché seraient plutôt complémentaires.