Eviter l’assèchement. Dès le début du confinement, les gouvernements européens s’activent pour abreuver de liquidités leur économie à l’arrêt. Budgets italien, français, espagnol s’alignent pour compenser les pertes de revenus des ménages et entreprises. Même l’Allemagne, d’habitude frileuse à l’idée d’ouvrir ses vannes budgétaires, a injecté 750 milliards d’euros pour soutenir son économie et assurer les soins de sa population. Pour se financer, ces mesures expansionnistes supposent l’élargissement des déficits et dettes publics. Déjà particulièrement dégradés pour certains membres de la zone euro, les soldes budgétaires s’éloignent encore plus des normes imposées par le pacte de Stabilité, fondement de l’Union monétaire. Proches de 100%, 130% et 180%, les dettes publiques espagnoles, italiennes et grecques respectivement, s’écartent davantage de la « règle des 60% » établie en 1992 lors du Traité de Maastricht. Pire, la fragilité de leur économie, associée aux faibles perspectives de croissance, rendrait leur trajectoire financière ingérable. Si l’urgence de la situation rend ces mesures incontestablement nécessaires à court-terme, l’allure et l’avenir des finances publiques de certains membres inquiètent, au point de rappeler l’un des plus sombres épisodes de l’histoire de la zone euro : la crise des dettes souveraines de 2010.

Risque de défaut et austérité en Grèce

Seulement dix ans après sa création, la zone euro se trouvait au bord du précipice. Au lendemain de la crise de 2009, les politiques de relance instaurées par l’ensemble des gouvernements pour accompagner la reprise avaient considérablement dégradé leurs finances publiques. Pour des pays aux capacités budgétaires solides, tels que la France et l’Allemagne, la catastrophe était écartée. Au Sud en revanche, la dette semblait insoutenable pour certains Etats, tels que l’Italie, l’Espagne, le Portugal ou encore la Grèce. Au déficit public supérieur à 15% de son PIB en 2011, la Grèce inquiétait particulièrement sur sa capacité à rembourser ses créanciers, alors que le chômage atteignait déjà 13% de la population active. Associées aux perspectives de croissance faible voire négative, ces mauvaises performances justifièrent la dégradation de la note de la dette grecque par les agences de notation au rang de « junk bond », obligation jugée risquée. En réaction à cette nouvelle, les taux souverains grecs à 10 ans atteignirent 25% en juin 2011, 23 points de plus que le taux allemand au même moment. Les autorités européennes furent alors particulièrement attentives à l’évolution de son « spread », écart de taux d’une obligation par rapport à un actif certain (le taux allemand est une référence en Europe), indicateur du risque de défaut. Majoritairement détenue par les banques et assurances privées européennes, l’éclatement de la dette grecque pouvait alors être destructeur pour l’ensemble du système financier européen.

Afin de prévenir un tel scénario, le FMI, la Banque Centrale Européenne (BCE) et la Commission Européenne ont alors octroyé 110 milliards d’euros à la Grèce sous forme de prêt. A cette « Troïka », l’Allemagne et la France notamment ont soutenu financièrement l’Etat en faillite à travers des prêts et la révision des paiements annuels de coupon. Avec ses 355 milliards d’euros de dettes en 2019- 180 % de son PIB- majoritairement détenues par ces organisations, le gouvernement grec doit respecter leurs conditions de discipline budgétaire : vagues de privatisation, hausse de la TVA et réforme du système de retraite y sont notamment imposées. Ces mesures d’austérité doivent permettre la réalisation d’un excèdent budgétaire annuel supérieur à 3,5% jusqu’à 2036, puis d’au moins 2% jusqu’à 2060, avait imposé le FMI.

Euroscepticisme et endettement excessif en Italie

Véritable point de rupture, l’épisode grec a bouleversé puis transformé la zone euro. A l’image de son modèle social, « mort » selon Mario Draghi. Dans un entretien accordé au Wall Street Journal en février 2012, le président de la BCE de l’époque se souciait de l’avenir économique de la région, à laquelle il s’engageait à « faire tout ce qu’il faudra » (« Whatever it takes ») pour la sauver. Ce morceau de phrase, prononcé devant une rangée d’investisseurs eurosceptiques au forum financier de Londres en juillet 2012, fut le point de départ d’une série de mesures monétaires inédites pour alléger le coût de la dette des Etats.

Dix ans plus tard, les dirigeants ont-ils retenu la leçon ? A l’ère du coronavirus, les Etats affrontent ce choc sur « un terrain déjà miné », selon Jacques de Larosière. Dans une tribune rédigée aux Echos le 1er avril 2020, l’ancien président du FMI et Gouverneur de la Banque de France fustigeait l’état de la zone euro, sous l’emprise de « politiques monétaires trop longtemps accommodantes », dans lequel certaines dettes souveraines seraient « à la limite de la soutenabilité ».

Parmi les Etats les plus vulnérables financièrement, figurerait ainsi l’Italie, dont la dette publique atteignait 136% de son PIB, en mars 2020. Pourtant sortie d’une récession en décembre 2018, le gouvernement italien n’est pas parvenu à redresser la croissance et les finances publiques. Pire, les réformes sociales promises par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Mattéo Salvini, se sont avérées davantage onéreuses qu’expansionnistes pour l’économie italienne. La mise en place d’un revenu universel et l’abaissement de l’âge de départ à la retraite auraient notamment contribué à élever le déficit de 0,2 points, à 2,4% du PIB en 2019. Certes inférieur au seuil de 3% comme l’impose le Pacte de Stabilité, l’absence d’efforts pour le réduire préoccupe la Commission Européenne. En juillet 2019, l’autorité avait menacé l’Etat italien d’une sanction de 3,5 milliards d’euros, 0,2% de son PIB. Seulement quelques mois plus tard, l’Italie, endettée et affaiblie, affronte la crise liée au coronavirus en première ligne. Pays le plus endeuillé d’Europe, la fragilité de ses finances publiques et sa solvabilité préoccupent plus que jamais les investisseurs et régulateurs. Cette inquiétude a notamment été amplifiée par la maladresse de Christine Lagarde, présidente de la BCE. « La mission [de l’institution] n’est pas de réduire les spreads [entre l’Italie et l’Allemagne] », avait-elle déclaré lors d’une conférence de presse le 12 mars 2020. Suite à l’annonce, le taux italien à 10 ans doublait, à 2,3%. Même si l’accroissement du Quantitative Easing a globalement apaisé les tensions sur le marché obligataire, le risque de défaut italien n’est pas à exclure. Majoritairement détenue par les banques domestiques (17%) et investisseurs étrangers (22%), la dette italienne s’alourdit et sa soutenabilité est remise en cause.

Comment épargner la zone euro d’un nouveau scénario grec ? Alors que ses liens avec Bruxelles s’effritent davantage, au point que ses citoyens brulent des drapeaux européens au son de « Fratelli d’Italia », l’Italie est aujourd’hui dans l’impasse. Seule l’intervention des organismes européens -BCE et ESM (European Stability Mechanism)- , affirmait l’économiste néo-keynésien Olivier Blanchard en mars 2020, pourrait la sauver. Ou la coopération, à l’image des « coronabonds ». La perspective d’une émission commune entre les membres de la zone euro soulagerait certaines économies aux fragilités financières et aux couts d’emprunt élevés. Dans tous les cas, il s’agirait « d’injecter de la monnaie là où il le faut ».