Mais où est l’inflation ? Depuis 2010, la Réserve Fédérale (Fed) et la Banque Centrale Européenne (BCE) peinent à résoudre cette énigme. Pour raviver la croissance des prix, jugée trop éloignée de leur cible, à 2% et éviter de sombrer dans la déflation, les deux institutions avaient pourtant déployé un instrument monétaire particulièrement expansionniste : le Quantitative Easing (QE). Financé par création monétaire, ce programme se caractérise par le rachat massif de dettes privées et publiques. Suite à l’intervention de la Banque centrale sur le marché obligataire, les taux d’intérêt, ou rendements des obligations déclinent. De quoi réduire le coût d’emprunt des émetteurs – entreprises et Etats-, mieux incités à investir dans l’économie réelle, accroître la demande globale et les pressions inflationnistes.

Entre 2010 et 2014, la Fed avait alors injecté 3500 milliards de dollars sur le marché obligataire pour accompagner la reprise de l’économie américaine, à la suite de la récession de 2009. Au cours de cette période, les taux des obligations privées ont été réduits de 3 points. Un an plus tard, la BCE adoptait une posture similaire : 2600 milliards de titres ont été rachetés depuis 2015 en zone euro. Les rendements actuellement négatifs des obligations souveraines sont notamment une conséquence de la politique inconventionnelle : le taux souverain français à dix ans, par exemple, s’établissait à -0,25% en février 2020, alors qu’il évoluait à 1,2%, cinq ans auparavant.

Malgré les divergences structurelles qui les séparent, les deux économies se confrontent à un problème similaire : la faiblesse de l’inflation. Si elle se rapprochait quelque fois de la cible, l’inflation n’a pas véritablement atteint 2% aux Etats-Unis. En zone euro, le résultat est encore plus mitigé : la croissance des prix n’a pas dépassé 1,5% depuis 2015, alors que 20 milliards d’euros y sont toujours mensuellement injectés.

MV = PT ?

En déployant de telles mesures, Ben Bernanke et Mario Draghi, les dirigeants de la Fed et de la BCE à l’époque, s’inspiraient des enseignements de la théorie quantitative de la monnaie, introduite dès 1911 par Irving Fisher : à vitesse de circulation (V) et volume de transactions (T) constants, la hausse de la monnaie en circulation par la Banque centrale (M) conduit à accroître le niveau des prix (P). Pour les économistes Maria A. Arias et Yi Wen, ce lien théorique entre les deux variables a été d’ailleurs empiriquement vérifié, en « temps normal » (1960-2007). Aux Etats-Unis, une hausse de 1% du taux de croissance de l’agrégat M1, qui inclut l’ensemble des pièces, billets en circulation dans l’économie, et les dépôts en compte chèque, élevait l’inflation de 0,54%. Entre 2008 et 2013, le taux de croissance moyen de M1 à 8% aurait ainsi conduit l’inflation à 4,3%. Mais celui-ci n’a pas dépassé 2%. Dans cette étude réalisée pour la Fed St-Louis en avril 2014, les deux économistes se sont alors interrogés sur les raisons de l’inflation faible. Et la trappe à liquidité est au cœur de leur analyse.

Concept purement keynésien, la trappe à liquidité est le résultat du comportement des agents en temps de récession et d’incertitude. Peu confiants de l’avenir de leur situation financière, ils thésaurisent en formant une épargne de précaution : le surplus de monnaie qu’il reçoivent n’est ni consommé, ni placé mais conservé sous forme liquide. Conséquence directe de la création monétaire, le faible rendement du capital influence aussi le choix de thésauriser. Peu attirés par les actifs faiblement rémunérateurs, ils jugent la monnaie plus rentable que les obligations et la conservent sous sa forme la plus liquide

La préférence pour la liquidité des agents entrave alors les effets vertueux de la création monétaire, et nuit au principe fondamental selon lequel les taux bas encouragent l’investissement. Ainsi, au lieu d’être diffusée dans l’économie réelle, une partie du surplus de monnaie injectée dans le cadre des QE est absorbée par l’épargne des agents. A cause du manque d’investissement, la demande globale s’affaiblit et les pressions inflationnistes désirées par la Banque centrale n’ont pas lieu.

Zero lower Bound

Dans un contexte de taux négatif, la situation est encore plus préoccupante pour les épargnants : au rendement nul, la monnaie est désormais plus rentable que le bon du Trésor allemand à 10 ans (-0,5% en février 2020), actif pourtant jugé « certain » en zone euro. Tellement préoccupante que certains économistes et anciens banquiers centraux doutent de l’efficacité de la politique monétaire à dompter les prix. L’ancien vice-président de la Fed, Stanley Fisher (2014-2017), s’inquiétait de l’allure des taux fédéraux, proches, selon lui, du « Zero lower bound » (ZLB), niveau en dessous duquel les mesures monétaires n’ont plus d’effet sur l’inflation et la croissance. « Exercer en dessous du ZLB limitent les marges de manœuvre des banques centrales face aux recessions », avait-il  souligné lors d’un discours en octobre 2016. Quatre ans plus tard, cette opinion est désormais partagée par d’autres banquiers centraux. « Face à la prochaine récession, [La Banque centrale] est à court de munition », déclarait le Gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, lors d’un entretien accordé au Financial Times en janvier 2020.

Chargées d’entretenir la confiance et assurer la stabilité économique, les Banques centrales exercent actuellement dans un monde incertain, vulnérable à tout choc économique global. A l’ère du coronavirus par exemple, pandémie qui paralyse les chaines d’approvisionnement et les rouages de l’économie mondiale, comment vont-elles réagir ? Aux taux directeurs nuls et avec un QE déjà bien déployé, la BCE tente de « comprendre les implications potentielles à moyen terme », selon l’une des membres du directoire, Isabel Schnabel. Quant à la Fed, dont les taux fédéraux, à 1,5%, ont déjà été abaissés trois fois en 2019, son président Jerome Powell prévoit « d’agir et de recourir aux instruments de manière appropriée pour soutenir l’économie », d’après un communiqué de l’institution publiée le 28 février 2020, une heure et demi avant la fermeture des marchés aux Etats-Unis, en panique.