Abreuver les économies et leurs entreprises de liquidités avant qu’elles ne s’assèchent et maintenir des coûts d’emprunt suffisamment faibles pour assurer la soutenabilité de leurs dettes. Pour atteindre ces deux objectifs qu’elles se sont attribués en mars 2020, les banques centrales déploient des quantités considérables de liquidité en exploitant des canaux de transmission parfois inédits. Par le marché obligataire d’abord, la Banque centrale européenne (BCE) a prévu d’injecter 750 milliards d’euros dans l’économie de la zone euro à travers le rachat de dettes publiques et privées dans le cadre du Quantitative Easing, programme entamé en 2015. Les conditions d’emprunts relatives au collatéral des banques ont également été révisées. Aux Etats-Unis, des injections « illimitées » de monnaie vers les marchés financiers sont assurées par la Réserve Fédérale (Fed). Bons du Trésor, d’entreprises, certaines et risquées (junk bonds) et de municipalités apparaissent désormais dans le bilan de l’institution.

Mais aucune des deux institutions n’a encore financé directement le déficit de son gouvernement, comme l’applique actuellement la Banque d’Angleterre (BA). Depuis avril 2020, l’institution permet au gouvernement britannique de puiser directement dans un fond baptisé « Ways and Means », pour conduire ses dépenses budgétaires sans que ce dernier n’accroisse sa dette. Certes de court-terme, cette mesure de la BA brise le tabou financier que son gouverneur Andrew Bailey fustigeait encore quelques jours auparavant dans une tribune publiée par le Financial Times : l’indépendance de la banque centrale.

Anticipations et monétisation

Principe essentiel de l’institution monétaire, le statut d’indépendance permet aux banquiers centraux de s’affranchir de l’influence politique d’un gouvernement pour remplir les fonctions propres à son mandat : la stabilité des prix et du système financier. La séparation entre les autorités monétaires et budgétaires s’est justifiée au cours des années 1970, notamment aux Etats-Unis. A cette époque les deux organismes agissaient conjointement en fonction de la dynamique inverse entre le taux de chômage et l’inflation, présenté par l’économiste Phillips (1958) : une baisse du chômage impliquait une hausse de l’inflation, et inversement. Mais l’apparition conjointe du chômage de masse et de l’inflation incontrôlée à la suite du choc pétrolier de 1973 ont véritablement mis fin à ce dilemme. Ce phénomène a également mis en évidence une nouvelle variable, déterminante parmi les composants de l’inflation : les anticipations des agents privés. Ceux-ci formaient leur prévision en fonction de l’allure de la politique monétaire, mais aussi de sa capacité à atteindre son objectif d’inflation. En influençant directement les salaires et les prix, les anticipations d’inflation ont alors constitué un paramètre essentiel et stratégique pour les autorités monétaires. Afin de maîtriser les prix et conserver sa crédibilité vis-à-vis des agents, la banque centrale s’est ainsi conformée au respect d’un objectif d’inflation bien défini. Cette stricte discipline, appliquée par la Fed puis la BCE à sa création en 1998, a façonné les relations entre les autorités monétaires et budgétaires. « [L’autorité monétaire] n’a qu’un mandat, le respect de l’objectif d’inflation, alors que ceux des autorités budgétaires sont multiples [notamment la lutte contre le chômage, NDLR] », rappelait l’ancien président de la BCE, Mario Draghi en 2018. Ainsi, se séparèrent deux organismes où l’un ne peut satisfaire les intérêts de l’autre, au risque de surprendre le marché et éveiller l’inflation.

Mais en temps de crise, les banquiers centraux peuvent-ils renoncer à ce principe si sacré ? Les dettes souveraines et privées s’accroissent à mesure que le confinement s’étend au point de devenir insoutenables pour certains Etats et entreprises, en manque de liquidité. A 136% de son PIB actuellement, celle de l’Italie gagnerait 20 points selon le FMI. Et malgré l’intervention de la BCE sur le marché obligataire, le spread – mesure du risque indiquant l’écart entre le rendement du titre et celui d’un actif certain comme le bon allemand à 10 ans- dépasse 2 points, élevant la perspective d’un défaut italien. Même si la législation l’empêche – la monétisation de la dette est prohibée par la Cour de Justice Européenne, notamment -, certains économistes appellent les institutions monétaires à briser le tabou en repoussant les limites de leur action. Eran Yashiv propose de suspendre temporairement le système juridique en place pour autoriser l’usage de la monnaie hélicoptère et la monétisation de la dette des Etats. Encadrées par un conseil d’urgence composé de banquiers centraux et de membres de l’autorité budgétaire, les politiques financées par création monétaire viseraient à soutenir les systèmes publics de santé, les entreprises et l’assistance aux ménages. Toutefois, un tel mécanisme serait difficilement réalisable en zone euro. L’absence d’un Trésor européen coordonné à la BCE et l’hétérogénéité budgétaire des membres aboutiraient à un « mauvais équilibre », selon les économistes Olivier Blanchard et Jean Pisani-Ferry.

Outright monetary transaction

Quid de la crise des dettes souveraines en 2010-12? L’instabilité financière actuelle de l’Italie et d’autres Etats aux fragilités budgétaires rappelle ce sombre épisode de l’histoire de la zone euro. Pour le surmonter, les organismes européens avaient déployé des instruments inédits, et celui de la BCE s’était avéré particulièrement efficace. Après avoir abaissé ses taux directeurs à 0%, l’institution monétaire avait introduit pour la première fois de son histoire le Security Market Purchase (SMP). Cette mesure non-conventionnelle visait à contenir la hausse des taux souverains par le rachat de dette sur le marché secondaire et fournir de la liquidité aux acteurs aux positions financières délicates. A la différence du Quantitative Easing, ce programme assure le bon fonctionnement et la stabilité d’une économie plutôt que son expansion. Bien qu’il ait atténué les tensions autour du rendement grec et assuré le sauvetage de son économie, l’usage d’un tel instrument a remis en cause l’indépendance de la Banque centrale, qui avait « outrepassé son mandat », selon Mario Draghi. Mais une banque centrale n’est « indépendante non pas par ses objectifs [initialement définis, NDLR], mais par les instruments qu’elle déploie pour y parvenir », avait-il souligné, avant de rappeler l’autorisation de la Cour de Justice européenne à utiliser de tels moyens.

Renommé OMT (Outright Monetary Transaction) depuis 2012, cet instrument est de nouveau perçu comme l’une des solutions majeures pour couvrir les difficultés financières de certains Etats européens et contenir le risque de défaut. Après l’échec de la mise en œuvre des coronabonds – émission commune de dette par les Etats de la zone euro-, la confiance des investisseurs s’est détériorée, à l’image de l’accroissement des spreads européens. Dans la tourmente de la crise des dettes souveraines, l’avenir de la zone euro était entre les mains de Mario Draghi. A cette époque, il avait promis de faire « tout ce qu’il faudra » (« whatever it takes ») pour sauver l’Union monétaire en 2012. Huit ans plus tard, le rôle de la BCE est d’autant plus déterminant. Jeudi 30 avril, sa présidente Christine Lagarde s’exprimera à la suite de la réunion monétaire.