Mais de quels maux souffrent donc les hollandais ? Si l’on s’en fie à la situation actuelle, rien de dramatique. Mais si l’on remonte aux années 1960, et que l’on observe la situation économique au microscope, force est de constater que les Pays-Bas ont alors contracté un étrange virus : la malédiction des matières premières !

Origine du mal

En 1959, les Pays-Bas découvrent de grands gisements de gaz dans la province de Gronigue, puis dans le reste du pays et en mer du Nord. Quelle aubaine : des ressources exploitables, source potentielle de revenus considérables ! A court terme, les bénéfices sont effectivement juteux. Mais, il ne faut pas attendre bien longtemps pour que l’économie néerlandaise en soit structurellement affaiblie :  le chômage passe en quelques années de 1,1% à 5,1% ! The Economist analysera quelques années plus tard cette malheureuse expérience, et inventera l’expression de « Dutch disease » pour en faire un cas d’école. De nos jours, la formule est usitée pour caractériser, de manière plus globale, les conséquences néfastes, et paradoxales, de la découverte puis de l’exploitation de vastes gisements de ressources naturelles.

Symptômes et séquelles de la maladie

En synthèse, la malédiction des matières premières est un phénomène économique qui relie l’exploitation des ressources naturelles au déclin de l’industrie manufacturière locale. Elle frappe selon l’enchaînement suivant :

  • Un pays donné découvre une vaste réserve de ressources naturelles.
  • Il exploite ces ressources et les exporte pour en tirer logiquement un maximum de bénéfices.
  • S’en suit donc un accroissement conséquent des recettes d’exportations.
  • Ces exportations étant in fine payées dans la devise locale, il en résulte une appréciation substantielle de cette monnaie (sur le marché des changes, plus une monnaie est demandée, plus sa valeur relative augmente).
  • Cela nuit à la compétitivité-prix [1] des exportations. Dans les industries de biens exportables moins compétitives, les exportations deviennent donc moins favorables que les importations.
  • L’industrie manufacturière locale soumise à la concurrence internationale est donc fortement pénalisée.
  • A terme, cela peut conduire à une désindustrialisation au profit de la seule exploitation des matières premières, d’autant plus qu’un pays a une tendance naturelle à se spécialiser dans les industries où il a un avantage comparatif. De ce phénomène découle donc le plus souvent une spécialisation dans l’exploitation de ces matières premières, au détriment du secteur manufacturier. Lorsque cette rente de matières premières s’amenuise voire disparaît, l’économie s’en retrouve exsangue : non seulement les bénéfices tirés de la rente se réduisent ; mais, de surcroît, les autres industries, victimes directes de cette maladie, ne peuvent prendre le relais.

L’expression a depuis été détournée de son sens originel pour désigner, plus généralement, tous les méfaits induits par l’exploitation de réserves importantes de ressources naturelles : désindustrialisation, dépendance envers cette seule exploitation (dont les recettes sont largement indexées sur le cours volatile des matières premières, comme le pétrole), corruption…

Par ailleurs, ce phénomène fait écho à toute surévaluation des taux de change liée à une entrée massive de devises (mise en valeur de ressources naturelles, hausse substantielle des prix d’une matière première, flux massifs d’investissements directs étrangers [2] entrants, tourisme…)

Quelques exemples de pays atteints

  • Algérie depuis les années 1970 : malgré le mot d’ordre « semer du pétrole pour récolter de l’industrie », la balance commerciale de l’Algérie reste fortement tributaire des revenus provenant de la vente du pétrole et du gaz qui constituent à eux seuls environ 95% du volume global des exportations .
  • Nigéria depuis les années 1960 : paupérisation de la population malgré l’exploitation grandissante du pétrole et du gaz.
  • République démocratique du Congo : souvent décrit comme un « scandale géologique » tant ce pays regorge de ressources naturelles considérables, l’exploitation de ces dernières contribue avant tout à enrichir une caste dirigeante et à maintenir le pays dans une situation totale de dépendance envers les prix des matières premières.
  • La hausse phénoménale du dollar canadien dans les années 2000 suivant l’investissement étranger dans l’exploitation des sables bitumineux d’Alberta s’avéra très nuisible pour le secteur manufacturier de l’est du pays.
  • Le Venezuela : doté des plus grandes réserves mondiales de pétrole conventionnel, ses exportations d’hydrocarbure représentent plus de 80% des recettes d’exportations du pays. La chute brutale des prix du pétrole ces dernières années a plongé le pays dans une crise économique aiguë : pénuries, inflation galopante…

Comment se prémunir de cette maladie ?

L’histoire récente fournit quelques exemples de pays ayant réussi à construire une économie solide autour de l’exploitation de ressources naturelles :

  • L’économie norvégienne dans les années 1980 a placé ses rentes pétrolières dans le fonds souverain [3] Government Pension Fund-Global (2ème plus grand au monde). Cette stratégie eut le mérite de maintenir à l’écart de l’économie nationale cette manne financière, ce qui a permis au reste de l’économie de ne pas être assommé par un taux de change trop apprécié.
  • Le Qatar, qui détient la troisième réserve mondiale de gaz naturel, utilise, à travers son fonds souverain Qatar Investment Authority, cette rente pour investir dans de très nombreux secteurs, surtout à l’étranger : hôtellerie de luxe à Paris, groupe Lagardère, Porsche, beIN Sports, PSG…Ces investissements préparent l’avenir, car les réserves d’hydrocarbures ne sont pas éternelles.

[1] La maladie hollandaise n’est donc pas une fatalité. Une volonté politique forte peut permettre d’anticiper ses méfaits et de construire une politique économique privilégiant un développement sur le long terme. La compétitivité prix désigne la capacité d’une entreprise à tenir des prix plus bas que ceux de ses concurrents.

[2] Les investissements directs à l’étranger (IDE) sont les mouvements internationaux de capitaux réalisés pour créer, développer ou maintenir une filiale à l’étranger ou pour exercer le contrôle ou une influence significative sur la gestion d’une entreprise étrangère.

[3] Un fonds souverain, ou fonds d’État, est un fonds de placements financiers (actions, obligations, etc.) détenu par un État. Les fonds souverains gèrent l’épargne nationale et l’investissent dans des placements variés (actions, obligations, immobilier, etc.).