Le 6 mars 2020, les membres de l’OPEP+ se réunissent à Vienne. Le prix du baril est en chute libre. La Chine, premier importateur mondial de pétrole est frappé par la crise du Covid-19 et réduit drastiquement sa demande en énergie.

Un geste fort est attendu. L’Arabie Saoudite et la Russie auraient dû à nouveau limiter leur production, de manière à maintenir l’équilibre sur le marché et soutenir le prix du baril. Pourtant, sur fond de tensions économiques et géopolitiques avec les États-Unis, qui profiteraient d’un maintien des cours, Vladimir Poutine refuse. Dès lors, Mohamed Ben Salmane (MBS) décide d’ouvrir les vannes, déclenchant une guerre des prix. Le prix de l’or noir chute de près d’un quart en l’espace d’une séance, sa pire journée depuis la première guerre du Golfe.

Comme les Danaïdes, les Saoudiens inondent le marché. La surproduction vient s’ajouter à la baisse de la consommation, à l’image du tonneau percé de la mythologie grecque.

Le marché du pétrole est inondé par les pays producteurs, malgré une contraction de la demande

La contraction de la demande

La Chine concentre un cinquième des importations de brut mondiales. Fin janvier, Pékin décide de confiner la région de Wuhan, plusieurs dizaines de millions d’habitants sont concernés. La province du Hubei est une zone industrielle importante avec de nombreux groupes automobiles chinois et étrangers. Très vite, le PMI chinois s’effondre et la demande chinoise en pétrole baisse de près de 1,8 millions de barils jour (mbj) soit près de 12% de sa consommation totale de 2019. Dans son rapport de mars, l’Agence Internationale de l’Énergie annonce une contraction de la demande globale de pétrole de 2,5mbj en glissement annuel.

L’effet de contagion, économique et sanitaire, est brutal. La pandémie interrompt brutalement la supply chain mondiale. Le trafic aérien pique du nez. Assez peu gourmand en pétrole (8% de la demande mondiale), la chute annonce malgré tout de mauvais jours pour le secteur du tourisme (dépendant des tour-opérateurs chinois) et impacte l’activité économique au sens large.

C’est dans ce contexte que les représentants des pays membres de l’accord OPEP+ se réunissent à Vienne. Il ne devait pas y avoir de surprise lors de la réunion du cartel. Les pays producteurs ont pris pour habitude de restreindre leur production à l’aune d’une demande mondiale défaillante. Cela leur permet de garantir leur rente pétrolière et d’équilibrer leurs budgets, dans des pays souvent peu démocratiques où l’on achète la paix sociale à coup de liasses de pétrodollars. La rente pétrolière participe à hauteur de environ 80% du budget saoudien, d’où son importance fondamentale pour le royaume.

Une hausse de la production

Ce n’est pas la première fois que l’Arabie Saoudite inonde le marché de cette manière. En 2014, alors que les États-Unis passent progressivement de client à concurrent, le régime saoudien provoque un contre-choc pétrolier, le pétrole chute à 36$ le baril. Si la rhétorique officielle saoudienne indique que la démarche est implémentée pour protéger ses parts de marché, sans mentionner de pays en particulier, la première victime est bien Washington.

Avec un coût de production élevé à 70$, les producteurs de schiste du bassin permien sont fragilisés et s’endettent. Les technologies de fracturation hydraulique (qui constitue 50% de la production américaine) s’adaptent alors et font des progrès technologiques importants, et permettent de réduire les coûts d’extraction. En 2016, le prix d’équilibre américain affiche 40$ (Banque Mondiale). Pour l’Arabie Saoudite, ce « break-even price » est de 10$, c’est le baril de pétrole le moins cher à produire au monde.

Devenus premier exportateur sous l’administration Trump, les États-Unis surpassent désormais l’Arabie Saoudite et la Russie. Cette fois, le régime saoudien a annoncé une augmentation de 20% de sa production pour le mois d’avril, de 10 à 12 mbj. En fait, l’Arabie Saoudite n’a pas annoncé que la hausse de la production. Saudi Aramco, la firme étatique a aussi annoncé l’augmentation de ses capacités maximales de production, à 13mbj. Cette option levier assoit encore plus la prépondérance de l’Arabie Saoudite sur le prix du baril et pourrait encore aggraver sa chute vertigineuse. La surproduction est tellement importante que pour la première fois, les capacités de stockage pétrolière mondiales vont être testées.

Enfin, le royaume a aussi annoncé une baisse de ses prix. Pour se le permettre, Aramco envisage même de dégrader la qualité de son pétrole exporté, pourtant réputé. De plus, des tarifs préférentiels sont accordés à la Chine, son premier client, où le baril est vendu à perte pour 6$. La Chine bénéficie de cette guerre des prix : près des trois quarts de son pétrole est importé et ses deux premiers fournisseurs sont l’Arabie Saoudite (17%) et la Russie (15%).

Endurcie par les sanctions occidentales et renforcé par un rouble faible, les producteurs russes répondent à l’agressivité saoudienne en pratiquant un stakhanovisme pétrolier. Le gouvernement a annoncé une augmentation prochaine de 0,3 mbj barils jour et pourrait déployer 0,2 mbj de plus sur les prochaines semaines, notamment grâce aux puits du géant Rosneft.

Les pays producteurs n’entendent donc plus défendre un certain niveau du prix du pétrole, mais bien défendre leurs parts de marché

Le président russe Vladimir Poutine rencontre le prince héritier saoudien MBS à Riyadh, le 14 octobre 2019

Le baril des Danaïdes

Le marché du pétrole cumule deux chocs : une contraction de la demande, due à la crise sanitaire et un accroissement de l’offre, due à l’éclatement du pacte OPEP+. Ce double choc, inédit depuis la création du cartel en 1960, tire brutalement les prix vers le bas. D’un baril de plus de 60$ au début de l’année, son prix frise désormais les 20$, un niveau inédit depuis la crise asiatique de 1997.

Dans un contexte de récession mondiale, un faible prix des matières premières peut apparaitre bénéfique pour soutenir la croissance. Seulement, couplé à une crise sanitaire, l’effet domino des ruptures des chaînes de production peut s’aggraver et provoquer une contraction d’autant plus importante de la demande mondiale.

Alors que le baril s’exprimait à trois chiffres en 2014, il pourrait s’exprimer en unités dans les prochaines semaines. Cette crise aura des effets dévastateurs pour les pays en voie de développement dont beaucoup dépendent de la rente énergétique et sont déjà fragilisés par la crise sanitaire.

L’Arabie Saoudite est au premier rang d’entre eux. En s’acharnant à alimenter toujours plus le baril des Danaïdes malgré l’avis de ses plus proches conseillers, MBS met à mal son propre plan de développement Vision 2030. Ce plan d’investissement est supposé diversifier les revenus du royaume et réduire sa dépendance à l’or noir en développant le secteur tertiaire.

Les Danaïdes sont condamnés à un travail acharné, qui vont pourtant contre leur intérêt sur le long terme. Le pétrole coule à flots.